Textes & poèmes / Texte - 4
La solidarité à l’ombre de la mort.
De janvier à mai 1943 furent libérés l’un après l’autre les camps de concentration nazis. Quand vient l’anniversaire de la libération, des souvenirs me reviennent à l’esprit, des souvenirs heureux qui, chez une ancienne déportée, peuvent vite revêtir un manteau de tristesse.
Par une belle journée ensoleillée, je me trouvais avec des amis quelque part dans la montagne. Je me promenais avec une amie. Nous chantions. Une chanson en appelle une autre. Ala, fais-je, tu as une mémoire extraordinaire. Tu chantes des chants populaires depuis longtemps oubliés. Je l’écoute, fredonne avec elle. On n’a pas envie de penser au monde cruel, à l’amertume, à nos états d’âme. On a envie de vivre intensément cet instant si agréable.
Soudain, Ala se tait. Peu après elle me demande :
– Sais-tu ce qu’évoque pour moi ce ciel bleu ?
Et aussitôt la poésie s’envole. Fini de rêver ! Je comprends : elle fut déportée très jeune, elle connut le ghetto et le camp.
Elle raconte :
– C’était à Maïdanek, en 1942. Nous sommes dehors depuis 4 h du matin. L’« appel » dure jusqu’au lever du soleil. Finalement les kapos et les surveillantes trouvent leur compte. Les « kommandos » sont entraînés vers leur lieu de travail. Soudain un kapo surgit, choisit deux dizaines de filles parmi lesquelles je me trouve, nous fait aligner par cinq et nous conduit vers les bâtiments où vivent les SS. Chacune de nous se demande ce qui nous attend. Il nous est interdit d’échanger une parole. Vite nous apprenons ce que nous avons à faire : tracer une route menant aux logements des SS. Sur des « tragues » (caissons de bois), nous devons transporter de grosses pierres et courir avec notre charge afin que les bottes luisantes des SS puissent prendre ce chemin sans être couvertes de boue. Je me dis que leurs bottes ont le même reflet glacial que leurs yeux de sadiques.
Ala poursuit :
– Telle que tu me vois, je ne suis pas grande de taille. Quand la surveillante lance son ordre, je veux saisir la brouette par ses deux manches, mais mes bras sont trop courts et les poignées sont trop éloignées. La jeune russe qui marche en tête veut me venir en aide, mais en vain. La surveillante qui marche à mes côtés me jette un regard menaçant. J’ai du mal à courir. Je trébuche, je tombe, me relève non sans mal. Ma camarade est malheureuse pour moi. Nous allons payer toutes les deux ma maladresse. Mais que puis-je faire ? De chaudes larmes de sang coulent de mes yeux. Je suis encore jeune, pas assez endurcie. Je bande toutes mes forces afin que ma compagne n’ait pas à souffrir de par ma faute. Mais c’est à ce moment-là que la surveillante se jette sur moi, me frappant au visage, me jetant à terre.Les autres femmes sont bouleversées mais une de mes cousines, encore une enfant, qui était dans le même block que moi, a le courage de s’approcher de la tueuse et d’intercéder en ma faveur. Bien entendu, elle aussi reçoit sa ration de coups car, aux yeux de la surveillante SS, le crime de ma cousine était plus grave encore que le mien. Intervenir pour quelqu’un, exprimer sa solidarité était strictement interdit au camp. Pour cela on risquait le «bunker » et la mort.
Mais cela, fait Ala, tu le sais aussi bien que moi… Ne sois pas fâchée, ajoute-t-elle dans un murmure, de ce que je te ramène par la pensée au camp.
Elle m’enlace, commence une chanson, mais le cœur n’y est plus.
Un semblable souvenir m’est revenu en mémoire.
Cela se passait à Auscwitz-Birkenau. Une camarade de notre groupe de résistantes était tombée malade. Il fut décidé que j’irais demander à la « block älteste » (chef de block), une juive tchèque, de permettre à notre camarade de rester au block au lieu de partir travailler en kommando. Je suis accueillie par des cris et des injures.
– Quel culot ! Tu te crois dans un sanatorium ? C’est un camp d’extermination ! Tu vois cette cheminée ?
Bien sûr que je la vois, pensais-je, elle est juste en face de notre block 27. La nuit, on voit voler les étincelles et des flammes qui s’élancent vers le ciel. La furie ne cesse de me frapper. Elle ne me pardonne pas de ne pas baisser les yeux devant elle. Je la contemple et me demande comment les hitlériens ont pu transformer des êtres humains en bêtes. Elle aussi est une victime comme nous… Je me dis que ma démarche a échoué. Je ne puis rien dire de plus car elle me frappe et me pousse vers la place d’appel.
Je suis assourdie par les coups quand soudain j’entends la voix de Gina qui intervient :
– Vous n’avez pas le droit de la frapper !
Un silence de mort s’instaure alentour. Une voix qui proteste ici, à l’ombre de la mort ? Quelqu’un parle ici de droit ?
Une telle audace met hors d’elle ma persécutrice. Elle oblige Gina à se mettre à genoux et elle court chercher sa supérieure. Nous sommes atterrées, certaines qu’on va nous enfermer dans le « bunker ». Mais il se passe juste l’inverse. La cheftaine du camp fut-elle impressionnée par notre comportement courageux ? Etait-ce parce qu’on se trouvait en juin 1944 ? Toujours est-il qu’elle donna l’ordre d’en finir avec l’appel et d’envoyer les kommandos au travail. Notre camarade malade souffrit beaucoup ce jour-là, mais l’exemple de la protestation de Gina servit d’encouragement à toutes les femmes désespérées…
Le soir tombe. Le ciel s’est obscurci et le fond de l’air s’est rafraîchi. Nous sommes toutes deux plongées dans nos souvenirs. Je pense que, 35 ans après la libération, chacune d’entre nous a encore un important devoir à accomplir. Tout faire pour que nos enfants puissent jouir, sans entraves, des beautés de la nature, des belles journées qui coulent sous un ciel de paix.
De janvier à mai 1943 furent libérés l’un après l’autre les camps de concentration nazis. Quand vient l’anniversaire de la libération, des souvenirs me reviennent à l’esprit, des souvenirs heureux qui, chez une ancienne déportée, peuvent vite revêtir un manteau de tristesse.
Par une belle journée ensoleillée, je me trouvais avec des amis quelque part dans la montagne. Je me promenais avec une amie. Nous chantions. Une chanson en appelle une autre. Ala, fais-je, tu as une mémoire extraordinaire. Tu chantes des chants populaires depuis longtemps oubliés. Je l’écoute, fredonne avec elle. On n’a pas envie de penser au monde cruel, à l’amertume, à nos états d’âme. On a envie de vivre intensément cet instant si agréable.
Soudain, Ala se tait. Peu après elle me demande :
– Sais-tu ce qu’évoque pour moi ce ciel bleu ?
Et aussitôt la poésie s’envole. Fini de rêver ! Je comprends : elle fut déportée très jeune, elle connut le ghetto et le camp.
Elle raconte :
– C’était à Maïdanek, en 1942. Nous sommes dehors depuis 4 h du matin. L’« appel » dure jusqu’au lever du soleil. Finalement les kapos et les surveillantes trouvent leur compte. Les « kommandos » sont entraînés vers leur lieu de travail. Soudain un kapo surgit, choisit deux dizaines de filles parmi lesquelles je me trouve, nous fait aligner par cinq et nous conduit vers les bâtiments où vivent les SS. Chacune de nous se demande ce qui nous attend. Il nous est interdit d’échanger une parole. Vite nous apprenons ce que nous avons à faire : tracer une route menant aux logements des SS. Sur des « tragues » (caissons de bois), nous devons transporter de grosses pierres et courir avec notre charge afin que les bottes luisantes des SS puissent prendre ce chemin sans être couvertes de boue. Je me dis que leurs bottes ont le même reflet glacial que leurs yeux de sadiques.
Ala poursuit :
– Telle que tu me vois, je ne suis pas grande de taille. Quand la surveillante lance son ordre, je veux saisir la brouette par ses deux manches, mais mes bras sont trop courts et les poignées sont trop éloignées. La jeune russe qui marche en tête veut me venir en aide, mais en vain. La surveillante qui marche à mes côtés me jette un regard menaçant. J’ai du mal à courir. Je trébuche, je tombe, me relève non sans mal. Ma camarade est malheureuse pour moi. Nous allons payer toutes les deux ma maladresse. Mais que puis-je faire ? De chaudes larmes de sang coulent de mes yeux. Je suis encore jeune, pas assez endurcie. Je bande toutes mes forces afin que ma compagne n’ait pas à souffrir de par ma faute. Mais c’est à ce moment-là que la surveillante se jette sur moi, me frappant au visage, me jetant à terre.Les autres femmes sont bouleversées mais une de mes cousines, encore une enfant, qui était dans le même block que moi, a le courage de s’approcher de la tueuse et d’intercéder en ma faveur. Bien entendu, elle aussi reçoit sa ration de coups car, aux yeux de la surveillante SS, le crime de ma cousine était plus grave encore que le mien. Intervenir pour quelqu’un, exprimer sa solidarité était strictement interdit au camp. Pour cela on risquait le «bunker » et la mort.
Mais cela, fait Ala, tu le sais aussi bien que moi… Ne sois pas fâchée, ajoute-t-elle dans un murmure, de ce que je te ramène par la pensée au camp.
Elle m’enlace, commence une chanson, mais le cœur n’y est plus.
Un semblable souvenir m’est revenu en mémoire.
Cela se passait à Auscwitz-Birkenau. Une camarade de notre groupe de résistantes était tombée malade. Il fut décidé que j’irais demander à la « block älteste » (chef de block), une juive tchèque, de permettre à notre camarade de rester au block au lieu de partir travailler en kommando. Je suis accueillie par des cris et des injures.
– Quel culot ! Tu te crois dans un sanatorium ? C’est un camp d’extermination ! Tu vois cette cheminée ?
Bien sûr que je la vois, pensais-je, elle est juste en face de notre block 27. La nuit, on voit voler les étincelles et des flammes qui s’élancent vers le ciel. La furie ne cesse de me frapper. Elle ne me pardonne pas de ne pas baisser les yeux devant elle. Je la contemple et me demande comment les hitlériens ont pu transformer des êtres humains en bêtes. Elle aussi est une victime comme nous… Je me dis que ma démarche a échoué. Je ne puis rien dire de plus car elle me frappe et me pousse vers la place d’appel.
Je suis assourdie par les coups quand soudain j’entends la voix de Gina qui intervient :
– Vous n’avez pas le droit de la frapper !
Un silence de mort s’instaure alentour. Une voix qui proteste ici, à l’ombre de la mort ? Quelqu’un parle ici de droit ?
Une telle audace met hors d’elle ma persécutrice. Elle oblige Gina à se mettre à genoux et elle court chercher sa supérieure. Nous sommes atterrées, certaines qu’on va nous enfermer dans le « bunker ». Mais il se passe juste l’inverse. La cheftaine du camp fut-elle impressionnée par notre comportement courageux ? Etait-ce parce qu’on se trouvait en juin 1944 ? Toujours est-il qu’elle donna l’ordre d’en finir avec l’appel et d’envoyer les kommandos au travail. Notre camarade malade souffrit beaucoup ce jour-là, mais l’exemple de la protestation de Gina servit d’encouragement à toutes les femmes désespérées…
Le soir tombe. Le ciel s’est obscurci et le fond de l’air s’est rafraîchi. Nous sommes toutes deux plongées dans nos souvenirs. Je pense que, 35 ans après la libération, chacune d’entre nous a encore un important devoir à accomplir. Tout faire pour que nos enfants puissent jouir, sans entraves, des beautés de la nature, des belles journées qui coulent sous un ciel de paix.
Ecrit en 1980.